Wednesday, May 30, 2012

La photo-numérique est langagière

Alors que la matière de la photo-argentique, faite de sels d’argent et de papier, est chimique, la matière de la photo-numérique est langagière. Elle est faite de signes et de codes informatiques, d’algorithmes. Alors que dans un appareil de photo-argentique la lumière agit sur une surface chimiquement sensible, l’appareil de photo-numérique est, lui, muni de capteurs et de processeurs grâce auxquels l’action de la lumière est convertie en signes informatiques - en langage.
La photo-numérique rompt l’homogénéité de matière entre les choses et les images qui, dans la photo-argentique, était assurée par la lumière et les sels d’argent. Un contact physique a bien lieu entre les choses et le dispositif numérique de saisie, mais il ne s’accompagne plus d’un échange énergétique entre les choses et les images. La transformation ne s’opère plus de chose à chose, des choses du monde à des images-choses, mais de chose à image-langage.
On passe du monde chimique et énergétique des choses et de la lumière au monde logico-langagier des images numériques. L’ancienne continuité matérielle entre la chose et son image argentique est brisée au profit d’une conversion de la matière en langage - autrement dit, au profit d’une virtualisation. C’est donc dès l’étape de la saisie que s’opère la rupture du lien physique et énergétique, rupture qui fonde l’altérité essentielle par laquelle la photo-numérique diffère en nature de la photo-argentique.
Cette rupture du lien physique et énergétique entre les choses et les images équivaut à une rupture du régime de l’empreinte institué par la photographie au milieu du xixe siècle.
L’ère du numérique sonne la fin de l’époque bénie que Roland Barthes a décrite comme celle où « le référent adhère » aux images photographiques, où chaque scène ou chose figurée « a été » avant de venir s’inscrire et se fixer sous la forme d’une empreinte de temps et d’espace dans la matière précieuse des images d’argent. Époque bénie, donc, où les images figuraient en fixant, en isolant, en sacralisant et, en quelque sorte, en édifiant des monuments iconiques aux choses. Époque bénie, enfin, où cet appareillage (technique) et cet apparat (esthétique) de l’enregistrement par contact des apparences supportaient un puissant régime de vérité.
Dès lors que les enregistrements numériques sont langagiers, la rigidité des images se dissout dans une ductilité infinie. Alors que la retouche était un tabou de la photo-argentique, un acte de lèse-vérité, elle est devenue l’état ordinaire de la photo-numérique au travers des logiciels de traitement d’images qui sont livrés avec les appareils… En termes deleuzien : la photo-argentique fonctionne sur le mode du « moule » (une forme fixe générant une série d’occurrences identiques) tandis que la photo-numérique ressortit, elle, à la « modulation » - chaque image étant emportée dans les devenirs de ses infinies transformations et variations.
En pratique, les images numériques se caractérisent par une perte d’origine, par une dissolution du référent, par une sorte de détachement du monde. Quant aux spectateurs, ils assistent à un devenir-image du monde et à l’avènement d’un tout autre régime de vérité - l’ère numérique devenant l’ère du doute, l’envers de l’époque des illusions de vérité qui était accrochée aux photo-argentiques. Un vrai doute succède ainsi à une fausse certitude de vérité.
Si le matériau logico-langagier de la photo-numérique brise le lien matériel entre les images et les choses qu’avait noué la photo-argentique, si donc il fait vaciller l’ancien règne de l’empreinte, il est celui par lequel s’édifie l’ère numérique des sociétés d’aujourd’hui. En apparence si peu matériel, ce matériau a pourtant une matérialité, celle d’un langage, qui est assez forte pour ouvrir une nouvelle ère dans la culture et la civilisation, et, accessoirement, pour nous inciter à renoncer à la fausse et trompeuse notion de « dématérialisation » du monde. Aussi ténue tactilement soit-elle, une autre matière n’est pas une absence de matière, mais une version différente de la matière iconique.

André Rouillé, Quand la photographie cesse d’en être, De l’argentique au numérique

Sunday, May 27, 2012

Phébus

PHÉBUS, subst. masc.
Littér., vieilli. Style obscur, ampoulé et alambiqué. Donner dans le phébus. Les reproches que l'on a faits au style, au sujet et à l'effet du livre (galimatias, phébus, caractères ridicules, péril pour les moeurs et la religion, profanation, scandale) (Chateaubr., Martyrs, t.1, 1810, p.68). Il refit la déclaration d'amour du galant comme froide, prétentieuse, guindée et sentant son phébus (Gautier, Fracasse, 1863, p.261).
♦ Diseur de phébus. Écrivain ou orateur au langage obscur et alambiqué. C'est un esprit des plus confus, alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus et qui rend encore plus déplaisantes, par sa façon de les énoncer, les choses qu'il dit (Proust, J. filles en fleurs, 1918, p.474).
Étymol. et Hist. 1609 parler phoebus «s'exprimer dans un style poétique élevé» (Régnier, Satires, éd. G. Raibaud, XI, p.151); 1633 Donner sur le phoebus «tomber dans un style obscur et affecté» (Corneille, Mélite, I, 1); 1661 phoebus (le) «style, langage obscur, affecté» (Molière, École des maris, III, 2), 1671 phebus (D. Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, Paris, Mabre-Cramoisy, p.61). Empl. comme nom commun de Phebus (1544, «le soleil», M. Scève, Délie, éd. Parturier, p.156), «autre nom d'Apollon, dieu du soleil et de la poésie», lat. Phoebus «id.», gr. Φ ο ι ̃ β ο ς «le brillant, surnom d'Apollon».

Friday, May 25, 2012

Alors, que penses-tu de ce Moyen Age ?

Je suis fasciné par les changements que nous vivons actuellement. Qui aurait pu prédire les transformations qui ont commencé en Afrique du Nord ? A partir de là, les bouleversements se sont propagés dans une bonne partie de l'Europe et aux Etats-Unis, où beaucoup de mes étudiants me disent : "Je suis médecin et je ne trouve pas de travail." Ou encore : "Mon père a réussi à intégrer la classe moyenne et j'ai l'impression de redescendre vers la classe ouvrière." En Amérique latine, des changements considérables sont également en cours, même si la situation reste relativement stable. Auparavant, les problèmes commençaient en Amérique latine. Maintenant, on dirait qu'ils vont arriver jusque-là. Et c'est un monde que nous ne savons pas comment qualifier. Si l'on demandait à Dante : "Alors, que penses-tu de ce Moyen Age ?", il répondrait : "Qu'est-ce que le Moyen Age ?" Notre époque n'a pas de nom, mais nous avons conscience que tout est en train de changer. A la Renaissance, on savait que c'était la Renaissance ; au Moyen Age, on ne savait pas qu'on était au Moyen Age.

Je ne suis pas d’accord avec vous

Voltaire n’a jamais écrit « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire » ! Il ne l’a même jamais dit. A l’origine de cette formule, une Britannique, Evelyn Beatrice Hall qui, dans un ouvrage consacré à Voltaire en 1906, lui attribue le célèbre « I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it ». Charles Wirz, le conservateur du musée Voltaire de Genève, confirme que le philosophe n’a jamais rien dit de tel et présente même l’aveu d’Evelyn Beatrice Hall : « Je ne suis pas d’accord avec vous [...] est ma propre expression et n’aurait pas dû être mise entre guillemets. » Dans son « The Friends of Voltaire », Evelyne Beatrice Hall a tenté ainsi de résumer la pensée de Voltaire, notamment au moment de sa prise de position dans l’affaire Helvétius, l’un des philosophes qui contribua à L’Encyclopédie. Son livre, « De l’Esprit », irrite profondément Voltaire – il qualifie le texte de « fatras d’Helvétius » dans une lettre à de Brosses du 23 septembre 1758, citée par Gerhardt Stenger – mais lui apporte son soutien face aux attaques virulentes dont il est victime après la parution de son ouvrage. Dans ce contexte, la phrase prêtée à Voltaire ne paraît pas dépasser sa pensée. Pourtant, plusieurs amoureux de l’écrivain s’émeuvent de l’utilisation qui en est faite.

Zineb Dryef | Journaliste

Thursday, May 24, 2012

Le monde paraissait froid

Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.

George Orwell, 1984