Thursday, January 24, 2013

L’Art du roman

Examinons un moment un esprit ordinaire, au cours d’un jour ordinaire. L’esprit reçoit des myriades d’impressions, banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l’acuité de l’acier. De toutes parts elles arrivent – une pluie sans fin d’innombrables atomes ; et tandis qu’ils tombent, qu’ils s’incarnent dans la vie de lundi ou de mardi, l’accent ne se marque plus au même endroit ; hier l’instant important se situait là, pas ici ; de sorte que si l’écrivain était un homme libre et pas un esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il veut écrire et non pas ce qu’il doit écrire, s’il pouvait fonder son ouvrage sur son propre sentiment et non pas sur la convention, il n’y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d’amour ni catastrophe au sens convenu de ces mots.

La vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état d’être conscient. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer, en y mêlant aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur ? Nous ne plaidons pas ici simplement pour le courage et la sincérité ; nous suggérons que la substance propre du roman est un peu différente que ce que la coutume nous le ferait croire.

De toute manière, le problème qui se pose au romancier d’aujourd’hui, et qui se posait sans doute aussi au romancier du passé, c’est d’inventer les moyens d’exprimer librement ce qu’il veut exprimer.

Sans le flot des innombrables possibilités de l’art romanesque, nous nous rappelons que l’horizon est sans limite et que rien, ni « méthode » ni expérimentation, même de ce qu’il y a de plus extravagant n’est interdit, mais seulement l’insincérité et le faux-semblant. La « substance propre du roman » n’existe pas. Tout est la substance propre du roman, tout sentiment, toute pensée ; toute qualité de l’intellect ou de l’âme nous sert ; nulle perception n’est à écarter. Et si nous pouvions imaginer l’art du roman prenant vie et debout parmi nous, il nous inviterait sans nul doute à le malmener et à le détruire autant qu’à l’honorer et à l’aimer, car c’est ainsi que se renouvelle sa jeunesse et qu’est assurée sa souveraineté.

Un romancier (…) essaie de faire quelque chose d’aussi construit et équilibré qu’une maison ; mais les mots sont plus impalpables que les briques ; lire est une opération plus longue et plus compliquée que voir. Le moyen le plus rapide de comprendre ce que sont les matériaux du romancier, c’est peut-être non pas de lire mais d’écrire ; de faire votre propre expérience des dangers et des difficultés des mots. (…) Quand vous essayez de reconstruire avec des mots quelque événement qu’a laissé sur vous une impression distincte, vous constatez qu’il se brise en mille impressions qui se heurtent. Certaines doivent être atténuées, d’autres accentuées ; ce qui probablement vous fera perdre toute prise sur l’émotion elle-même. Alors, laissez vos pages gribouillées, brouillonnées, pour le premier chapitre de quelque grand romancier.

Virginia Woolf, L’Art du roman

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